Par Brit Marling

Publié par the Atlantic le 23/10/2017

 

Quand l’affaire Harvey Weinstein a éclaté, j’ai pensé à ce que me disait ma mère quand j’étais petite : « Pour être une femme libre, il faut être financièrement indépendante. » Elle n’avait pas tort. J’ai fait des études d’économie et j’ai travaillé à New York dans une banque d’investissement. Pour le dire franchement : je voulais de l’argent pour être libre.

J’ai brusquement changé d’orientation alors que je travaillais comme analyste pour Goldman Sachs. J’ai décidé que si je devais vendre mon temps de vie pour me payer ce qui jadis était gratuit — nourriture, eau, abri — il fallait qu’au moins je fasse quelque chose qui me fasse vibrer l’âme. C’est une situation privilégiée, je vous l’accorde. Mais c’est la conclusion à laquelle la jeune femme que j’étais est alors arrivée.

Je m’étais initiée à la comédie et à la réalisation quand j’étais étudiante, et plus je m’y consacrais, plus j’aimais la personne que je devenais. J’écoutais plus finement. J’avais plus d’empathie et d’imagination. Ce sont des qualités qui me semblaient en voie de raréfaction; notre culture valorise les fonceurs qui font du profit sans trop se préoccuper de ceux en subiront les conséquences — généralement des gens pauvres, des gens de couleurs et des femmes. Jouer la comédie me semblait une noble entreprise, et peut-être même un petit acte de résistance.

A Hollywood je suis bien sûr brutalement sortie de cette espèce d’idéalisme. Je me suis vite rendu compte qu’une bonne partie de la ville vivait sur une forme soft, et parfois franche, de prostitution (les jeunes femmes y étaient une marchandise disponible en quantité infinie, face à une demande infinie.) Ceux qui font les films — les gens qui ont le pouvoir économique et artistique — sont dans l’ensemble des hommes blancs hétéro. En 2017, les femmes ne représentent que 23% de la Directors Guild of America (syndicat des réalisateurs) et seuls 11% sont des personnes de couleur.

Les hommes blancs hétéro ont tendance à faire des films qui expriment leur point de vue, ce qui est bien naturel, mais cela implique que les rôles féminins sont en général peu développés. Ils n’ont même pas forcément de nom : j’ai passé des auditions pour les rôles de « Fille au bikini 2 » ou de « Blonde 4 », par exemple. Si les personnages féminins ont la chance d’avoir un nom, ils n’ont généralement pour fonction que de poser les questions qui justifient les brillantes répliques du héros, ou alors ils se font vite tuer pour faire progresser l’intrigue.

Un jour où je faisais la queue pour passer un casting pour un film d’horreur, en apercevant mon reflet dans un miroir j’ai pris conscience que j’étais habillée comme un objet sexuel. Et visiblement c’était aussi le cas de toutes celles qui attendaient leur tour pour le casting du rôle d’« Infirmière ». Toutes, à un degré ou un autre, nous avions intégré que si nous voulions être choisie, nous devions mettre en avant ce qui était attendu de nous : non pas notre talent ni notre imagination, mais notre corps.

Je me souviens que c’est à peu près à cette époque que j’ai participé à un rassemblement où j’ai entendu un militant (homme et blanc) dire « Notre genre et notre race ont tout le pouvoir. Donc quand vous voulez coucher avec une femme, il faut lui demander et attendre son consentement explicite. » Et il a ajouté « Si cette femme est une personne de couleur, elle subit à la fois l’oppression sexiste et l’oppression raciste, alors il faut lui demander deux fois. » Sa façon de présenter les choses était simpliste et son ton sûr de lui était énervant, mais je reconnais qu’il essayait de montrer la difficulté de désamorcer les pressions invisibles qu’exercent le pouvoir et les privilèges dans les rencontres sexuelles. Il tentait de faire comprendre aux autres jeunes hommes pourquoi il peut parfois être difficile à une femme de dire non, quand tout l’environnement culturel lui a appris à ne pas se faire confiance, ou à chercher sa validation au travers de l’approbation des hommes.

Tout cela m’a amenée à réfléchir aux dynamiques de pouvoir en œuvre à Hollywood. Puisque les castings se résumaient essentiellement à rechercher l’approbation des hommes, et puisque je ne me sentais pas toujours en accord avec les scénarios sur le plan politique ou éthique, la seule façon pour moi de m’en sortir à Hollywood avec un tant soit peu de contrôle sur ce que j’y faisais, était de faire moi-même des films. C’est facile à dire, mais très difficile à faire. J’ai arrêté les castings. J’ai pris un boulot en journée, et j’ai passé mes soirées et mes week ends à la bibliothèque, à lire les cours de scénario. J’y ai passé des années. J’ai finalement co-écrit deux films où j’avais le rôle principal, et j’ai eu la chance qu’ils soient programmés à Sundance en 2011.

Je vous ai retracé brièvement mon histoire parce qu’il est important que vous compreniez que lorsque Harvey Weinstein m’a proposé de me rencontrer en 2014 — une fois que le monde du cinéma eut jugé que j’étais de la chair fraîche convenable —, j’étais dans une position quelque peu différente de nombre de celles qui avaient dû affronter cette situation avant moi.

Moi aussi, je me rendis au rendez-vous en pensant que toute ma vie pouvait en être métamorphosée. Moi aussi, il m’a demandé de le retrouver au bar d’un hôtel. Moi aussi, j’ai trouvé là une jeune assistante qui m’a expliqué que finalement il m’attendait dans sa suite parce qu’il avait beaucoup de travail. Moi aussi, j’ai senti mon niveau d’alerte grimper mais me suis rassurée parce que cette autre femme de mon âge était également là. Moi aussi, j’ai senti la terreur au creux de l’estomac quand la jeune femme a quitté la chambre et que je me suis soudain retrouvée seule avec lui. Moi aussi, il m’a proposé un massage, du champagne, des fraises. Moi aussi, assise sur ma chaise, je me suis sentie paralysée d’effroi lorsqu’il a proposé que nous prenions une douche ensemble. Que pouvais-je faire ? Comment ne pas vexer cet homme, ce gardien des clés, qui pouvait me propulser ou me détruire ?

Il était manifeste qu’il voulait que cette rencontre prenne une tournure précise : du sexe, ou une interaction érotique. J’arrivai à me rassembler — une boule de nerfs en ébullition, les mains tremblantes, la voix coincée au fond de la gorge — et à sortir de la chambre.

Une fois chez moi, je fondis en larmes. Je pleurais parce que j’étais montée alors que je savais. Je pleurais parce qu’il m’avait touché les épaules. Je pleurais parce qu’à d’autres époques de ma vie, dans d’autres circonstances, je n’aurais pas réussi à m’en aller.

Aujourd’hui, de nombreuses femmes se sont levées pour témoigner de la façon dont Harvey Weinstein les avait harcelées ou maltraitées. Elles ont toutes un grand courage, y compris celles qui n’ont pas réussi à s’en aller. Je me dis que si j’ai pu quitter la chambre d’Harvey Weinstein ce jour-là, c’est que j’y étais entrée en tant qu’actrice, mais aussi en tant que scénariste et créatrice. De ces deux identités, actrice et scénariste, c’est la scénariste qui s’est levée et qui est sortie. Parce que la scénariste savait que même si cet homme si puissant ne me donnait jamais de rôle dans ses films, que même s’il me blacklistait de tous les autres films, je pourrais tout de même travailler et garder ainsi un toit au-dessus de ma tête.

Je raconte cette histoire parce que dans l’émoi suscité ces jours-ci par tous ces courageux témoignages, il est important de réfléchir à l’économie du consentement. Weinstein avait les clés qui lui permettaient d’ouvrir aux actrices une carrière qui les ferait vivre vivre, elles et leur famille. Il pouvait aussi leur ouvrir la porte de la célébrité, qui est pour les femmes une façon d’accéder à un semblant de pouvoir et d’avoir une place et une voix au sein de notre univers patriarcal. Elles le savaient. Il le savait. Weinstein avait également le pouvoir de faire en sorte que ces femmes ne travaillent plus jamais si elles le vexaient. Et un tel bannissement n’était pas seulement artistique et émotionnel : il s’agissait aussi d’un bannissement économique.

Il est aussi important de se rappeler d’où vient ce déséquilibre des pouvoirs. Aux USA, les femmes n’ont eu le droit d’avoir une carte de crédit à leur propre nom qu’il y a 43 ans. Les hommes avaient deux décennies d’avance (la carte de crédit a été inventée dans les années 1950.) Dans les années 1960, une femme devait obtenir la co-signature d’un homme pour souscrire un emprunt. Qu’il y a si peu de temps on refusait aux femmes leur autonomie financière est stupéfiant. C’est bien entendu lié au fait que les femmes n’avaient pas non plus leur indépendance corporelle. Un mari pouvait battre sa femme ou lui imposer du sexe sans son consentement, sans qu’elle puisse légalement s’y opposer avant les années 1970.

Pour moi, tout cela aboutit à ceci : ce qui se passe dans les chambres d’hôtel ou les bureaux, partout dans le monde (et dans tous les domaines d’activité), entre une femme qui cherche du travail ou qui essaie de le garder, et un homme qui détient le pouvoir de le lui donner ou de l’en priver, se situe dans une zone grise, où le mot « consentement » ne permet pas de saisir toute la complexité de la confrontation. Parce que le consentement dépend du pouvoir. Il faut un minimum de pouvoir pour donner son consentement. Dans bien des cas, les femmes n’ont pas ce pouvoir parce que leurs moyens de subsistance sont en jeu et parce qu’elles sont le genre qui subit l’oppression d’une guerre quotidienne et invisible dirigée contre tout ce qui est féminin (les femmes, et tous les humains qui se comportent ou s’habillent ou pensent ou ressentent de façon féminine, ou qui ont une apparence féminine.)

C’est très fort que des personnes courageuses commencent à dire comment elles ont été blessées ou maltraitées — ce qu’il est très difficile de faire, parce que ça suppose de traverser la mer de honte qu’on vous a fait ressentir. Pour moi elles sont un exemple. Leur force doit guider nos pas, ce qui veut aussi dire ouvrir un large débat sur le rôle que jouent souvent les inégalités économiques dans la culture du viol.

Les hommes détiennent l’essentiel des richesses. En fait, 8 hommes détiennent autant de richesses que les 3,6 milliards de personnes qui forment la moitié la plus pauvre de l’humanité, la majorité d’entre elles étant des femmes, selon Oxfam. En tant que genre, les femmes sont pauvres. Cela signifie que pour arrêter le harcèlement et les abus sexuels, il faut lutter pour l’égalité des revenus. Cela signifie aussi que les femmes et les hommes en situation de pouvoir doivent engager davantage de femmes, en particulier des femmes de couleur, en particulier des femmes qui n’ont pas grandi avec des privilèges économiques.

Un progrès important serait aussi que nous tou·tes, nous commencions à raconter et à consommer d’autres histoires. Si on ne veut pas nourrir une culture dans laquelle le harcèlement et l’abus sexuels prévalent, il ne faut pas acheter de place pour les films qui les promeuvent. Je suis aussi coupable que n’importe qui : il est parfois agréable de se laisser aller à regarder un film pour la distraction et le spectacle. Mais il est peut-être temps d’imaginer plus de films qui n’auraient pas recors à l’exploitation du corps féminin ou à la violence contre les corps féminins comme argument de vente. Mais des films avec un équilibre de genre et un équilibre ethnique plus conformes à la réalité du monde. Ce sont des défis que je tente de relever, en tant que créatrice de séries, mais l’écart est encore grand entre mes intentions et ce que j’ai déjà réalisé.

Une des causes qui font qu’on reste dans la pièce à subir le harcèlement et les abus d’un homme de pouvoir est que, en tant que femme, on a rarement vu l’exemple qu’une autre issue est possible. Dans les romans, dans les films, dans les histoires qu’on nous a racontées depuis la naissance, ça se passe généralement très mal pour les femmes. Le risque majeur, aujourd’hui, serait de ne regarder que les méfaits attribués aux Cosby, Ailes, O’Reilly ou Weinstein sans faire le lien avec notre culture qui continue de tolérer un énorme déséquilibre du pouvoir. Le problème, ce n’est pas ces sales types. Ni ce milieu malsain. Le problème, c’est ce système économique inhumain dont nous sommes tous des rouages. Comme producteurs et comme consommateurs. Comme scénaristes et comme public. Comme être humains. C’est une vérité très inconfortable. Mais l’inconfort est peut-être ce qui nous fera changer de direction et tenter d’aller vers un monde humain, auquel nous pourrions tous librement donner notre consentement.

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Brit Marling est actrice, scénariste et productrice, notamment  de The OA, The East et Sound of My Voice